Dans la salle d’attente où il me reste cinq minutes à patienter, une fois n’est pas coutume, je n’ouvre pas mon téléphone et tombe sur un petit livre qui attire mon attention. “Journal intime d’une femme…” quelque chose comme ça. Un livret de quelques pages illustrées en manuscrit, à gauche les phrases dénigrantes, désobligeantes, rabaissantes, insultantes (presque) du conjoint, à droite la pensée de la femme, qui doute, qui perd confiance en elle, petit à petit, qui se demande si elle n’agit pas assez bien avec lui, et finit par avoir l’impression de devenir folle. Je souris (maladroitement), troublée par cette trouvaille qui tombe à pic (”il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous”). Je suis là probablement pour ma dernière séance, car aujourd’hui ce que j’ai à lui dire, c’est que je vais bien, et uniquement que je vais bien… très bien même. C’est la première fois que je le sens aussi fortement. Les autres fois, c’est elle qui m’a dit qu’on pouvait arrêter les séances, sans que j’en ressente vraiment le besoin. Je devais apprendre à voler de mes propres ailes, sûrement.
Lors de notre premier rendez-vous, nous sommes trois. Elle, lui et moi. A mon initiative, nous venons essayer de résoudre nos problèmes de couple. La séance ne sera pas concluante pour lui (évidemment…) et nous n’y retournerons jamais ensemble. Quelques mois plus tard, alors que la situation empire de semaines en semaines, que je me sens bientôt toucher le fond, et devenir folle, mais vraiment, je décide d’y aller seule. Je l’avais choisi pour sa spécialité à traiter les relations de couple. Lors de cette première séance pour moi, et nous nous en souvenons comme si c’était hier, elle et moi, je lui ai clairement déclaré que lui et moi ne faisions qu’un, qu’il lisait ouvertement dans mon cerveau, que je ne pouvais donc rien lui cacher (même si je n’en avais aucune intention)… et j’en étais intimement convaincue. Il avait fini par me faire perdre tellement confiance en moi, que je ne pouvais même plus rêver sans culpabiliser. Alors, elle m’a donné un premier exercice : lui mentir ! Cela m’a fait très peur… et s’il s’en rendait compte ? Moi qui ne peut rien lui cacher (même par omission) sans que cela ne déclenche une crise insupportable. A l’époque, je ne pouvais plus dormir sans sa présence à mes côtés, et il savait bien m’en priver en guise de punition quand il estimait que je n’avais pas agi comme il le souhaitait.
Mais je n’ai alors presque plus rien à perdre, sauf moi-même. Je suis prête à risquer une énième prise de tête, une énième privation de lui, quelques jours de tempête avant que la douceur et les attentions ne reviennent. Je ne me souviens plus du sujet, mais j’y suis parvenue et il n’a évidemment rien vu… évidemment puisque non, il ne pouvait pas être omniscient, ni télépathe comme je le croyais. A partir de là, chaque semaine pendant deux ans, je suis venue parler de mes ressentis, de mon quotidien, de nos engueulades. Elle ne faisait qu’écouter. J’avais tellement à dire. J’attendais chaque séance avec une impatience non dissimulée, trouvant le temps trop court pendant et trop long entre. Bien sûr, on débriefait lui et moi sur chaque entretien. Pour lui, il n’était pas question que je fasse quoi que ce soit sans lui, sans lui en parler, sans qu’il ne sache tout. Pour moi, il était question qu’il me foute la paix. J’ai donc joué le jeu un certain temps, sans lui mentir (ce que je ne sais pas faire de toutes façons) mais en omettant de plus en plus certains éléments. De sorte que la séance ne devienne plus qu’un moment à moi, le seul moment qui me restait de liberté réelle. Toutefois, mon objectif restait fixé sur l’envie de sauver mon couple, et tout ce qui allait avec (les enfants, les maisons, mon jardin, le chien…). Je n’envisageais pas un seul instant de pouvoir vivre sans lui.
Et puis, il y a eu une première fois de trop. Un débordement de position de sa part qui m’a contrainte à lui tenir tête et à reprendre les rênes. C’était sur le terrain le plus facile pour moi entre nous : le professionnel. Nous en étions arrivés à être 24h sur 24 ensemble, car je l’avais fait entrer sur mon lieu de travail. C’était encore moi la patronne, mais plus pour très longtemps si je continuais à le laisser faire. Et ça, c’était juste hors de question. Ne serait-ce que par respect pour mes salariés. Ce travail, c’est ce qui a été le plus stable dans ma vie à ce jour, et ce jour là, il m’a aidé à amorcer le premier revirement de situation. Comme lors de chaque dispute professionnelle, il menace de partir en demandant une rupture conventionnelle. Mais cette fois, je n’ai plus peur et je vais aller jusqu’au bout du délire. Nous sommes un dimanche à la campagne, il la signe et ne remettra plus jamais les pieds au bureau. Malgré toutes les conséquences concrètes d’une telle décision, nous faisons face bravement avec mon équipe pour surmonter son absence et gérer les clients. Et c’est alors que je me sens respirer à nouveau. Pas forcément à grande bouffée, mais juste un petit souffle qui ramène le souvenir de la vie réelle. Je ne peux que me rendre à l’évidence : je me sens mieux au bureau quand il n’est pas là et je peux enfin manager mon équipe comme je l’entends. Quand il me demande de revenir au bout de quinze jours de bouderie totale et absolue, parce que je lui manque, je refuse catégoriquement. Et la descente aux enfers va commencer.
Six mois. Six mois rythmés par des semaines de travail (lui à la maison) où il ne m’adresse plus la parole, sort de la pièce quand j’y entre et ne dort plus avec moi. Et par des week-ends “comme avant”, avec les enfants et dans notre maison de campagne, où il prend en charge toute l’intendance pour que je puisse m’occuper de mon jardin (le seul endroit où je suis vraiment tranquille en dehors du bureau), où il s’occupe de mon bien-être en me massant et me faisant l’amour et où tout semble repartir comme quand on était heureux. La rechute chaque lundi matin est de plus en plus “facile” à vivre. Six mois durant lesquels je vais prendre de plus en plus de distance et commencer à sortir seule une fois par mois, après trois ans d’absence totale de vie sociale. J’ai heureusement deux amies dans le cadre du travail qui sont inconditionnellement présentes pour moi et m’aident à passer cette étape décisive pour la reconquête de mon indépendance. Je ne les remercierai jamais assez pour cela. Nous sommes en mai 2011 quand je tombe amoureuse d’un tableau présenté dans la galerie d’un client : une femme tournée portant la tour Eiffel dans son dos musclé. Elle me parle tellement que je décide de la réserver dans l’attente du vernissage. Ce soir là, je décide de l’acheter, après confirmation du coup de coeur. Elle symbolise aujourd’hui, plus que tout, le début de mon envol après l’emprise. Car c’est elle qui a déclenché l’ultime dispute. Il est persuadé que je l’ai trompé, il dit le savoir car il se pense omniscient à mon égard. Il n’a pas apprécié que je lui ris au nez, que je le regarde comme un moins que rien et n’a pas pu, cette fois, se retenir.
Les coups sont partis. Je n’ai pas eu peur car ce n’est pas dans ma nature. Je l’ai regardé froidement droit dans les yeux en le prévenant que s’il continuait, j’irai chez les flics. Il a continué… et comme je ne me débattais pas, supportant les coups de pied à terre, mais que je le regardais toujours fixement à lui renvoyer l’image de sa propre médiocrité, il s’est vite arrêté. J’ai pris mon sac, mes affaires pour une nuit, une journée, et je me suis retrouvée à l’hôtel, après avoir déposé une main courante. Il m’a demandé de rester pour les enfants. Il m’a semblé alors évidemment que c’est justement pour les enfants que je devais partir. Pour qu’ils ne voient pas leur mère en femme violentée. Cela m’a paru aussi vital pour moi, que pour eux, quitte à porter la responsabilité de la rupture jusqu’à ce jour. Je préfère de loin qu’ils m’en veuillent pour cette raison, plutôt que pour celle de n’avoir pas eu le courage de me sauver (contrairement à ma mère, qui elle, n’est pas partie). Dès le lendemain matin, il me proposait la garde alternée pour les enfants et je trouvais un appartement dans la semaine suivante. Ma liberté financière a toujours été une priorité, pour éviter de reproduire un modèle parental où justement la femme est retenue “prisonnière” pour des raisons matérielles. Hors de question pour moi ! C’est alors que je nais une seconde fois.
Je m’en suis voulue d’avoir attendue la violence physique pour enfin me libérer, mais c’était déjà mieux que rien. J’avais réussi en deux ans à me libérer psychologiquement de son emprise, grâce à mes séances hebdomadaires dont je ne pouvais plus me passer. Elle m’a tenu par la main, m’encourageant à chaque visite même dans ses silences approbateurs. Les yeux et les sourires en disent tellement plus que les mots. De confidences en monologue, nous sommes passés à de vrais échanges, où elle a commencé à suggérer d’autres options que celles qui me venaient naturellement, schématiquement, conditionnée par mon éducation, mon modèle parental, mon vécu sentimental. A chaque nouvelle proposition, je prenais conscience qu’un autre mode de fonctionnement était possible, pas forcément encore accessible pour moi, mais je voyais les portes s’ouvrir, petit à petit. J’ai décidé de remettre le pied à l’étrier très rapidement, cherchant de nouvelles relations de couple, afin d’expérimenter les modifications qui s’opéraient en moi. Quoi de mieux que le vécu pour modifier les automatismes ? Il me fallait corriger mes réflexes pour m’épanouir enfin dans ma vie sentimentale. Et cela a pris du temps… beaucoup de temps… beaucoup plus que je n’aurai pu l’imaginer, et si on me l’avait dit au départ, je n’aurai peut-être pas eu le courage d’y aller.
Les dix ans ont été rythmés par des phases de rapide progression, où je me sentais fière de constater les changements minimes mais pérennes qui se passaient à l’intérieur de moi. Il m’était facile de constater que face à une situation déjà vécue, connue et détestée, je ne réagissais plus de la même manière. J’ai ouvert une sorte de journal intime dans le blocnote de mon téléphone. J’y consigne depuis huit ans mes états d’âme, mes analyses, des conversations, des histoires. Je les ai classées par thème, ce qui me permet de suivre mon évolution chronologiquement et surtout de constater les changements quand je relis les anciennes notes, toutes datées. Une mine d’or d’enseignement sur moi-même, un point de repère aussi que j’avais envie de faire pendant la période d’emprise, le seul moyen de constater que je n’étais pas devenue complètement folle. Et puis sont venus les rendez-vous où je n’avais plus rien à dire. Parfois cela déclenchait une prise de conscience sur d’autres aspects cachés par la forêt et de vraies révélations. Des séances qui finissaient aux larmes. Parfois, cela confirmait juste que oui, tout allait mieux et que je pouvais me passer de la séance. Nous avons arrêté sur sa proposition. J’étais alors en couple depuis plusieurs mois, et la vie filait avec ses rebondissements supportables. Jusqu’à ce que ça n’aille plus et que je ne comprenne pas encore pourquoi. J’y suis retournée, au rythme d’une fois par semaine, puis d’une fois tous les quinze jours jusqu’à espacer à un mois. Et ça, c’était top pour moi. Le temps me laissait expérimenter seule les situations de crise, et la séance me servait à faire le point. Elle n’était plus qu’une confirmation, dont j’avais encore besoin, que j’étais devenue autonome et que je pouvais voler de mes propres ailes. Alors, je n’ai plus éprouvé le besoin de la voir.
Mais quand j’ai rencontré Paul et que je suis entrée rapidement dans une relation de couple avec lui, j’ai craint de voir ressurgir violemment toutes mes anciennes blessures, mes anciens schémas, la peur de l’emprise, la jalousie, la perte de liberté. J’ai posé mes “conditions” relationnelles de manière ultra précise et non négociable. C’était à prendre ou à laisser. Il a pris, tant bien que mal, par envie (consciente ou inconsciente). Il dit souvent que s’il avait écouté sa raison, il aurait fait demi-tour immédiatement. Cette relation, j’y tiens tellement que j’ai préféré reprendre mon rythme mensuel de séances pour qu’elle me prenne à nouveau par la main, et m’accompagne dans cette nouvelle étape (importante) de ma vie. Elle est la mieux placée aujourd’hui pour savoir d’où je viens, le chemin parcouru, les seuils franchis. Elle m’a libérée de certaines culpabilités encore présentes. Elle m’a confirmé que tout était nouveau pour moi et que c’était normal que je me sente perdue. Rien que cela suffit à rendre la séance profitable. Elle n’a pas pris la place de ma meilleure amie, elle est juste devenue un miroir dans lequel je peux me regarder sans honte, sans jugement, sans me taper sur la tête, sans me plaindre, en assumant totalement et durablement qui je suis.
C’est donc notre dernière séance. Je suis enfin arrivée à me libérer de toutes contraintes psychologiques. Elle m’a félicité pour mon travail, je l’ai remercié pour le sien. Son professionnalisme exemplaire, sa bienveillance, son regard enveloppant tout en restant à distance. Elle a toujours su garder sa place de thérapeute, ce que je n’imagine pas toujours facile. Edwige, quand vous m’avez demandé un témoignage pour votre site, c’est plutôt un article entier qui m’est venu. Je vous le livre avec toute ma reconnaissance et mon estime pour la personne que vous êtes.
Difficile de se dire que vous avez traversé 10 années de reconstruction
Vous semblez si ouverte d’esprit et de cœur, si ouverte sur les autres, sur vous même. Pour sexplorer – explorer, il faut du courage. Il ne s’agit pas uniquement d’expérience sexuelle, mais surtout d’une expérience humaine.
Ce n’est pas trébucher qui est problématique. C’est savoir se relever. Consulter un psy demande courage et lucidité.
Courage car les séances sont douloureuses. Chargées d’émotions refoulées. Courage de regarder le présent et le passé. Regarder nos faiblesses et celles des autres. Nos blessures actuelles et passées.
Lucidité de ne pas se voiler la face. Accepter d’être aider par la bonne personne.
Lucidité aussi d’apprendre à marcher seule, sans une béquille en permanence
J’espère que votre témoignage parlera aux personnes en situation de souffrance pour qu’elles se fassent accompagner.
J’avoue que de nos jours, je suis toujours étonnée par le mot amour.
Qu’il y a t’il derrière ce mot ?
Merci. Je suis touchée que mes mots aient déjà autant de résonance. Si mon témoignage peut en effet aider les autres, c’est là le seul objectif de ce blog. Merci pour vos mots qui viennent le compléter de manière si juste.